Redistribution des cartes dans le paysage musical gabonais : le rôle décisif des nouvelles technologies.



Au début des années 2000, lorsque le marché de la téléphonie mobile s’est ouvert à la concurrence, l’accès au téléphone mobile se démocratisa progressivement. La fin du monopole de Gabon Télécom marquait un tournant tant l’entreprise imposait des tarifs usuriers, hors de la portée du plus grand nombre. Dès cette libéralisation, avoir son cellulaire faisait désormais partie de la tendance sinon le signe extérieur d’une aisance matérielle. Cette frénésie pour le portable est d’ailleurs moquée par Movaizhaleine qui, dans son classique « Aux choses du pays » énumérait le « GSM » parmi les accessoires tape-à-l’oeil du Gabonais, au même titre que la « grosse voiture » et le « costume-cravate ». Dans les lieux publics, les sonneries les plus stridentes attiraient l’attention de tous même de ceux qui étaient dans leur rêverie. On courtisait davantage en offrant un téléphone portable à une « petite ». Les braqueurs avaient fait de ce joujou une cible privilégiée. On se l’accrochait à la ceinture, on le laissait pendre sur la poitrine, accroché par une ficelle autour du cou. On le façonnait à notre guise quand les commerçants offraient des coques de tous genres : de l’image de Ben Laden à la coque transparente, en passant par le drapeau américain, tout y passait. Puis vinrent les téléphones intelligents. Oubliés ces fades « One touch easy » (Alcatel) ou autre « 3310 » (Nokia) qui, quoique solides, n’offraient rien de plus utilitaires au-delà des appels, rien de plus ludiques en dehors du célèbre jeu du serpent à faire tourner en rond sur un écran monochrome. Place aux téléphones intelligents, tactiles, multifonctions, connectés, faciles d’usage et leurs lots d’applications. Ils sont tellement intelligents qu’ils peuvent tout faire : photos, vidéos, enregistreur, transactions financières, écoute et téléchargement de la musique, jeux sophistiqués, etc. Ils peuvent tellement tout faire qu’on se rappelle à peine qu’ils servent aussi à téléphoner. Mais en fait, ils servent plus à communiquer qu’à téléphoner, D’où la prolifération d’applications destinées à garder le contact : Messenger, Viber, Hangouts, Imo, WhatsApp, pour ne citer que celles-ci.


Les artistes – certains en tout cas – ont compris l’enjeu qui s’y joue. Ces applications peuvent désormais leur servir de supports. Ils y voient donc l’opportunité d’entretenir leurs fans avec plus de proximité et surtout pour mobiliser aussi facilement qu’efficacement. Au plus fort de la contestation par exemple de l’élection présidentielle gabonaise d’août 2016, les artistes ligués contre la fraude et les violences perpétrées par le pouvoir gabonais en place, ont énormément utiliser l’application WhatsApp, pour diffuser leurs œuvres, pour contourner le monopole médiatique et la censure qui va avec. En d’autres termes, et même si la fracture numérique est encore une réalité en Afrique en générale et qui plus est au Gabon, ces applications sont une véritable alternative pour l’artiste : il suffit de communiquer son numéro, créer un groupe dédié aux fans pour faire passer ses messages, son actualité. Il peut ainsi partager en exclusivité ses dernières productions. Avec le sentiment d’être des privilégiés, les fans adhèrent assez facilement. Il peut par la même occasion recueillir des avis, des idées originales venant directement de sa base qui le « valide » ou pas. Aussi, loin de servir uniquement au partage de données ou de supports musicaux, il est possible de mobiliser ponctuellement un plus grand nombre pour la réalisation notamment d’un clip vidéo, pour convier des mélomanes à une conférence de presse, à un évènement auquel participe l’artiste, etc. Pour reprendre une expression chère au groupe Siya Po’ssi X, les « idiots de la radio » continuent de monopoliser les ondes en privilégiant leurs goûts musicaux ou ceux de leurs poulains au détriment d’autres artistes moins consensuels. Ils choisiront allègrement de diffuser SHAN’L et son titre « Bonobo » plutôt que « Ballon d’huile » de TRIS ou encore « Les liens de sang » de BAK ATTAK. Conscients du fait que la radio est encore plus accessible au Gabonais que l’Internet, « les Idiots de la radio » imposent ce diktat fait de chansons aux paroles lénifiantes. Non pas qu’il faille diffuser uniquement du rap aux propos véhéments. Non pas qu’il faille dénigrer ces artistes aux paroles mielleuses dont la sémantique allusive est loin de dépasser le dessus de la ceinture. Le fait est que la diversité inhérente à une société doit aussi s’exprimer sur les ondes. Ce qui est loin d’être le cas au Gabon.


Depuis toujours, les rappeurs sont lésés principalement par cette situation de monopole, de cette dictature du vide culturel. Situation d’ailleurs dénoncée et notamment la pratique du graissage de patte pour passer à la télévision ou à la radio aux heures de grande écoute. Si ces plaintes ont jusqu’ici été légitimes pour justifier le choix de certains artistes de boycotter les médias et de se replier dans une autarcie presque sectaire, avec l’avènement des téléphones intelligents et leur kyrielle d’applications, le temps est peut-être venu pour lesdits artistes de prendre leur revanche sur ces « idiots de la radio ». En utilisant intelligemment ces applications de plus en plus prisées par les Gabonais devenus de forts consommateurs d’Internet. Les conditions sont en train d’être réunies pour dénier le monopole de la communication aux « stars » de la télé et de la radio gabonaise transformées en caisse de résonance de gourous de la culture. Il n’est plus besoin de payer n’importe quel quidam pour bénéficier d’une exposition médiatique. Un court extrait filmé de son smartphone et diffusé sur tous les réseaux et à travers toutes les applications suffisent à « faire le buzz ». Bien évidemment, les dérives sont là. Car souvent les groupes créés pour des objectifs bien précis se transforment en forum de discussions insensés, interminables. Ou alors, ces groupes sont assaillis d’images grotesques, sordides, violentes, ou encore des fameuses « blagues à Toto » qui ont fini par ne plus faire rire. Certes il y a ces inconvénients-là. Mais il y a un bénéfice à tirer avec un peu de jugeote.


Il est toutefois dommage de constater que de nombreux artistes ne mettent pas suffisamment à contribution ces supports pour donner une existence plus dynamique à leur art et une portée plus large à leur parole. Au point que des œuvres fort appréciables sombrent dans l’oubli. L’album C.L.A.M.P 2 par exemple en est une bonne illustration. Projet qui réunit des rappeurs gabonais et américains, l’album se veut une passerelle connectant la terre promise du rap (USA) et la Terre-mère (Afrique). Les artistes semblent avoir volontairement privilégié le message à la stylistique des mots habillés de métaphores ou autres punchlines. Le propos est ardu et le ton véhément et évidemment la classe politique en prend pour son grade. Le mélange de textes à dimension personnelle et ceux marqués d’un positionnement sociopolitique parvient à sauver l’album de la redondance qui pourrait bien vite lasser le mélomane.


Mais cet album a tout d’un OVNI tant il est difficile de le situer sur l’échiquier : aucun clip, quasiment absent des réseaux sociaux. Leurs auteurs sont eux-mêmes invisibles. Pourquoi un tel déficit de visibilité quand on produit une œuvre qui peut tenir la dragée haute à certaines autres contemporaines? Il est possible que les artistes aient opéré ce choix idéologique de ne s’adresser qu’aux « puristes ». Le choix est honorable. Mais il n’en demeure pas moins limité dans la mesure où le paysage musical gagnerait à bénéficier de ce son de cloche différent. Aussi, quel est l’intérêt de formuler un positionnement idéologique et politique pour circonscrire ensuite son discours  à un public infime? Finalement, pourquoi ne pas capitaliser les nouvelles technologies pour contourner les modèles standards édictés par les médias traditionnels?


L’avènements des nouvelles technologies doit sonner le glas du monopole des médias traditionnels tout comme la téléphonie mobile a quasiment supplanté la téléphonie filaire. Les artistes gabonais notamment ont ici l’opportunité inouïe de contourner aussi bien la censure et autres embûches semées dans le microcosme médiatique et culturel gabonais. A eux de s’en saisir et de faire entendre un autre son de cloche. Il n’est plus possible pour l’artiste gabonais de justifier le peu d’engouement du public gabonais pour le rap et autres genres anticonformistes, par le simple fait qu’il serait privé de visibilité ou encore parce que « les Gabonais aiment trop l’ambiance », non! Il s’agit de sortir du carcan et de l’étiquette « underground » mal comprise et donc maladroitement mise en pratique. L’underground ne doit pas être une autre forme de ghettoïsation qui ne dit pas son nom. La seule manière valable d’afficher une posture « underground » est justement de subvertir les moyens de communication mainstream, de les soumettre et de les arrimer à sa contre-culture, à ses idéaux. Comme les écrivains noirs s’emparèrent du mot-insulte « nègre », pour lui redonner toute sa beauté.





BOUNGUILI Le Presque Grand


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