Le soleil dormait maintenant derrière l’épaisse forêt et dans le même temps, il imposait un silence de fatigue à la bourgade qui était éclairée aléatoirement, selon les endroits que le président avait sillonnés, lors des trois seuls voyages qu’il avait effectués dans la contrée pendant les quatre décennies de son règne. L’obscurité était un instant cynique. Le silence lui, était sinistre. Le clair-obscur rendait la moindre apparition suspecte.
La basilique pour une fois laissait du répit à la contrée. Il n’y avait pas de culte nocturne ce jour-là. Le silence. Les blédards gouttaient les plaisirs presque oubliés du silence de la nuit. Dans la cour des Alota, on entendait les grincements frénétiques d’un lit en bois. On crut d’abord que cela provenait des grillons copulateurs. Mais visiblement, les grillons eux aussi avaient interrompu leurs stridulations. Comme s’ils s’imposaient aussi ce silence pour mieux écouter ces bruits qui provenaient de la chambre de Ntezi. Le frère musulman était effectivement en charmante compagnie. D’ailleurs, cela ne fit pas illusion longtemps :
- Oui!!
- Arrhg!
- Oui!!
- Argh!
- Ouii!!!
- Aargh!!
- Ouiii!!!!
- Aaargh!!
- Ouiiiiiiii!!!!
- Aaaaargh!
A peine avait-on entendu le cri de décollage de l’avion menant au septième ciel que des coups virils frappaient à la porte de la demeure de Ntezi :
- Ouvrez la porte! dit une voix. C’était Makata ma Ngoye de sa voie d’ogre visiblement très en colère. Derrière lui, une meute de badauds dont certains étaient tapis dans l’ombre comme s’ils attendaient cet évènement avec une certaine connivence. Une distraction inespérée pour la contrée. D’autres se délectaient déjà de la rixe qui s’annonçait tant il était avéré qu’on ne frappait jamais si fort à la porte de Ntezi sans subir des représailles en retour. Or celui qui frappait à la porte n’était précisément pas du genre à se laisser faire. Ouvre-moi cette porte! ordonna à nouveau la voix que Ntezi reconnut assez aisément. Makata-ma-Ngoye, alias Docteur Gorille.
On entendait des objets tomber brusquement les uns après les autres. Ntezi essayait de se rhabiller tandis que la dame en sa compagnie tentait de s’enfuir nuitamment par la fenêtre. Mais mal lui en prit, des jeunes mandatés pour cercler les lieux l’y attendaient de pied ferme. En essayant de s’extirper par la fenêtre exigüe, la jeune dame perdit son pagne et dévoila son appétissante nudité que les jeunes ne se gênaient pas d’éclairer avec leur torche électrique. Ils ne pouvaient tout de même pas renoncer à un spectacle improvisé digne du Crazy horse parisien. Tel un animal traqué, la dame se recroquevilla, couvrant ce que ses petites mains pouvaient encore préserver de sa dignité.
La jeune dame était la troisième épouse de Makata-ma-Ngoye. Il faut d’ailleurs rappeler qui il était ce Makata-Ma-Ngoye. C’était un malabar d’une quarantaine d’années qui depuis maintenant un an soignait sa panne d’érection. L’affaire était sue maintenant de tout le monde. Le nganga qui le traitait n’avait signé ni le serment d’Hippocrate ni le devoir du secret médicinal. Il en avait parlé à sa femme qui en avait fait un sujet avec ses copines. Et chacun a eu droit à son morceau de l’histoire. Ça se passe comme ça dans la contrée. On est communiste du point de vue de l’information : on partage toujours l’information et la désinformation, on diffame, on s’immisce, on colporte, on désinforme, on intoxique, on fabule, on fantasme, et « on dit que » est notre meilleur informateur. Et chacun ici est un indic qui s’ignore. Et donc Makata-ma-Ngoye n’arrivant plus à honorer ses épouses, celles-ci étaient désormais la cible de cocufieurs. Il faut dire que Makata-ma-Ngoye n’était pas le personnage le plus apprécié de la contrée. Fils d’un ancien interprète auprès de l’administration coloniale, premier professeur de français du bled, Makata-ma-Ngoye dirigeait d’une main de fer le seul collège secondaire dont on lui avait octroyé la charge depuis maintenant dix ans. La longévité est le temps nécessaire qui vous fait passer d’agent de l’État à propriétaire de la chose publique. Une longévité qu’il devait à ses talents : un parcours scolaire brillant et un militantisme zélote au sein du parti divin. Autant dire un petit soleil parmi les nombreux soleils de ce pays qui, juchés sur le moindre poste de responsabilités, ne se faisaient pas prier pour faire régner une tyrannie à la petite semaine. Et comme le patriarche Alota, il imposait la discipline partout, du collège jusque dans les jupons de ses femmes en passant par les chambres de ses ravissantes filles. Aussi, Makata-ma-Ngoye n’acceptait que très peu que celles-ci se mélangeassent aux mœurs arriérées, comme il disait, de ces manières des ténèbres qu’affichaient les gens de ce bourg. Autant dire qu’ici, tout le monde l’attendait au carrefour.
Comment sa femme avait-elle atterri dans le lit conjugal de Ntezi, alors que ce dernier vantait sa chasteté et recommandait cela à tous les gens alentour?
Depuis la curieuse panne de compteur électrique de la basilique qui avait pris feu et ravagé une partie de l’église, depuis ce jour-là, Ngouba soupçonnait son frère d’être derrière cet attentat, comme il le disait. Kounakou qui était plutôt pacifiste tenta son va-tout pour ramener son frère en Christ à la raison et le détourner des soupçons complotistes en vers son frère musulman. Il sentait bien que Ngouba voulait mener des actes de représailles. « Je laisse tomber hein, je m’en remets à Dieu. Je sais que c’est lui. Il est Gabonais mais il a duré chez les Saoudiens et là-bas, je t’assure qu’on leur apprend à faire exploser n’importe quel objet, même avec une galette de rien du tout. ». Il parlait ainsi et Kounakou comprit que la haine de Ngouba n’était pas éteinte. Il fallait étancher sa soif de vengeance. Et le frère en Christ sentait bien que le jumeau de Ntezi allait le faire.
L’avenir lui donna raison.
Ngouba prit le pari de tout mettre en œuvre pour saper la crédibilité religieuse de son frère et de dresser davantage la contrée contre lui. La première occasion se présenta. Et Ngouba mit au point le stratagème qui conduisit Ntezi vers la femme de Makata-ma-Ngoye. Celle-ci, en mal de distraction comme c’était le cas pour à peu près tout le monde, priait régulièrement dans le temple de Ngouba. Ce dernier remit à celle-ci une lettre dans laquelle Ntezi lui déclarait sa flamme et lui promettait de l’emmener en Arabie Saoudite.
Tendre femme, tendre adorée, je sais que je viole un interdit. Mais c’est au nom de l’amour que je me suis interdit de ne pas t’avouer ces sentiments qui embrasent mon cœur de mille feux. Comme si c’était l’enfer. Pourtant je sais que ce feu précède une fête : la fête de notre amour.
Tendre femme, moi qui ai voyagé aux lointains pays, je ne suis sûr d’avoir vu aussi belle créature. Si belle que tu mérites les plus belles parures comme ces femmes d’Orient, ces princesses du désert et leurs parfums charmeurs.
Un « oui » suffirait pour que je vous emmène découvrir ces terres enchantées où les rois conduisent leurs reines pour batifoler, flirter, bécoter, baisoter, et surtout pour mieux les cadeauter. Et comme le chameau, je porterai tes charges, j’économiserai mon eau pour toi, et par-dessus tout je serai pour toi une oasis. En cas de disette, je t’offrirai mon corps en festin.
Tendre femme de mon terroir, aimons-nous, marions-nous!
Tendrement
Ntezi
Oui, en ce temps-là, les femmes du terroir étaient sensibles à ce genre de billet. Surtout celles qui avaient goûté aux joies de l’école comme c’était le cas de Marie-Ève, l’épouse de Makata ma Ngoye. C’était avant que les billets de banque ne prennent la première place dans leur cœur. Et Marie-Ève, fut enchantée par cette lettre. Et elle y répondit. Remit la lettre à Ngouba. Celui-ci s’arrangea à remettre la lettre à Ntezi. Dubitatif au départ, il finit par prendre à son tour plaisir à baratiner la troisième épouse de Docteur Gorille.
Le stratagème dura ainsi pendant une semaine d’intenses échanges épistolaires, jusqu’au jour où la femme adultère et le frère musulman se donnèrent rendez-vous pour consommer la pomme de cette idylle.
Dans la vaste cour, Ngouba avait un poste transistor et écoutait une chanson avec une joie intérieure qui laissait présager de la réussite de son stratagème. Une voix chantait :
C'est à travers de larges grilles
Que les femelles du canton
Contemplaient un puissant gorille
Sans souci du qu'en-dira-t-on
Avec impudeur, ces commères
Lorgnaient même un endroit précis
Que, rigoureusement ma mère
M'a défendu de nommer ici
Gare au gorille
C’était une après-midi comme ces autres au cours desquelles Ntezi était allongé sur un hamac tout en égrenant son chapelet en murmurant de mystérieuses paroles. Ngouba, à l’opposé continuait d’écouter sa chanson. Pourquoi cette chanson particulièrement au lieu de ses louanges habituelles? Le soleil déclinait maintenant. C’est le moment choisi par Marie-Ève pour prétexter une réunion de prière afin de se rendre secrètement dans la demeure de Ntezi.
Dehors, la chanson continuait, tandis que Ngouba avait fait semblant de s’éclipser :
Tout à coup la prison bien close
Où vivait le bel animal
S'ouvre, on n'sait pourquoi je suppose
Qu'on avait dû la fermer mal
Le singe, en sortant de sa cage
Dit c'est aujourd'hui que j'le perds
Il parlait de son pucelage
Vous aviez deviné, j'espère
Gare au gorille
Après le baratin pour briser la glace, Ntezi invita Marie-Ève dans sa chambre, lui demandant d’emporter aussi le verre et la bouteille de Fanta avec elle. Dans la chambre, Marie-Ève voulut s’asseoir sur le petit tabouret. Ntezi l’invita sur le lit. Et d’un geste brusque, Ntezi bondit sans avertir, tel un fauve, sur Marie-Ève. En rut, il n’obéissait plus qu’à son cinquième membre au garde-à-vous. Marie-Ève laissa son corps à la merci de la virilité décuplée de Ntezi. Et en deux temps trois mouvements, Ntezi besognait dans la propriété intime de Makata-ma-Ngoye, comme on prend possession d’un terrain déjà occupé.
Las de patienter, Makata-ma-Ngoye défonça la porte et se rua sur Ntezi, le projeta dans la vaste cour. Et commença alors un combat titanesque qu’on n’avait pas vu depuis la venue au Zaïre de Mohammed Ali. Les deux colosses se roulaient dans la semi-obscurité. Ntezi était un peu plus vif mais les rondeurs du chef d’établissement mettaient à mal son aisance au corps à corps. Les coups volaient, les mâchoires craquaient sous le regard de la population du coin qui avait déjà trouvé de quoi égayer sa journée qui s’achevait tristement. Ntezi qui n’avait pas eu le temps de se rhabiller était maintenant gêné dans ses mouvements par son boubou enfilé à la va-vite. Makata-ma-Ngoye en profita pour prendre le dessus. Il déchira le boubou en cotonnade, l’arracha et dévoila ainsi la nudité de Ntezi sous les applaudissements nourris et éminemment moqueurs du public qui assistait au pugilat. Et Ntezi rapetissait et il se réfugia alors dans la basilique où son frère en Christ l’accueillit en bon Samaritain qu’il était. Makata-ma-Ngoye essaya de s’introduire dans l’église mais Ngouba s’y opposa énergiquement, aidé en cela par quelques blédards qui craignaient le pire. Docteur Gorille gardait toujours en main le boubou en lambeau de Ntezi comme on détient un trophée. Il le brandit en proférant des menaces :
- La prochaine fois, c’est ton bangala que je vais couper bel et bon, promit-il. Tu as eu la chance, j’allais te circoncire une deuxième fois.
Il termina ces paroles lorsqu’une sorte de brigade de jeunes hommes lui ramena son épouse. Une cinglante gifle l’accueillit et la fit voltiger en même temps que le pagne mal noué qu’elle portait. Sa nudité à nouveau en spectacle, elle dut se relever précipitamment, remis son pagne et courut. Sans demander son reste.
Content de la ruse mise en place, Ngouba contempla les villageois en train de se disperser. Il remit en marche la musique :
Mais, par malheur, si le gorille
Aux jeux de l'amour vaut son prix
On sait qu'en revanche il ne brille
Ni par le goût, ni par l'esprit
Lors, au lieu d'opter pour la vieille
Comme l'aurait fait n'importe qui
Il saisit le juge à l'oreille
Et l'entraîna dans un maquis
Gare au gorille
***
On ne sait trop comment, mais Ntezi se rendit compte bien vite que son idylle avec la femme de Docteur Gorille avait été orchestrée par son frère en Christ. On pouvait rarement et très difficilement cacher un secret dans la contrée. Les deux frères croyants multiplièrent donc l’un à l’encontre de l’autre des fourberies pour discréditer leurs activités religieuses respectives. Désormais, plus personne n’avait accès à des crédits à la banque alimentaire de Ntezi s’il n’était converti. Et c’est ainsi qu’on vit de nombreux chrétiens se convertir à l’islam. On n’allait pas se priver de ripaille pour quelques malheureuses sourates, pensaient certains, pourvu qu’on mange.
Ngouba, de son côté, décida de couper l’électricité à tous ceux dont les foyers se greffaient à son compteur d’électricité, le seul du genre à quatre lieues à la ronde. Dans ce lot, figurait la famille du chef de canton. Ntezi tenta d’y remédier mais son compteur supportait déjà une énorme quantité de foyers. Le patelin allait de plus en plus vers une balkanisation si bien que les chrétiens demandaient à ce que les enfants musulmans aient leur propre école au lieu de squatter l’école héritée des missionnaires protestants. Il n’était pas rare de voir les enfants s’ostraciser dans les cours d’école selon l’obédience religieuse de leurs parents. On parlait des « lave-culs » pour désigner les enfants de musulmans et de « petits porcs » ceux des chrétiens. Des bagarres éclataient quotidiennement dans la cour de récréation, aux abords des écoles et lors des baignades à la rivière. Le chef de canton recevait des plaintes comme tous les chefs de différents quartiers. Ce qui les exaspéraient fortement. S’inquiétant du tournant étrange et dangereux que prenait la contrée, les huit chefs de quartier se réunirent autour du chef de canton. Ils tinrent un conciliabule secrètement à l’écart du village.
Le conseil se déroula. Chacun y exprima sa colère face au climat délétère à l’origine duquel se trouvaient les descendants de feu Alota.
- Pourquoi, dit l’un des chefs, renonçons-nous à ce qui nous est propre au profit de tout ce bazar, hein? Le vieux Melahou qui avait fait deux guerres aux côtés de la France, en profita pour montrer son érudition qui, bien qu’élémentaire faisait son charme. Il était une lumière parmi les vieux ténébreux qui savaient à peine signer un document. Quand nous pratiquons nos rites, poursuivit-il, nous ne dénigrons pas leur façon de faire, de croire et d’invoquer Dieu. Mais eux, à longueur de culte, ils ne font que ça à notre égard. Les deux frères sont d’accord que nous sommes des païens pourtant ils continuent de se chicaner entre eux. Moi, je dis qu’il faut les excommunier, les bannir de ce village, sinon, nous ne retrouverons jamais la paix.
Quelques jours plus tard, la population convaincue de la bonne démarche des sages villageois donna son approbation et on prononça l’édit d’excommunication. Les jumeaux tentèrent de résister. Mais rien n’y fit. Ils allèrent se plaindre auprès du préfet, celui-ci prétexta un voyage à la capitale pour éviter d’affronter le courroux des villageois. Quand ils revinrent de la préfecture bredouille, la mosquée et l’église étaient en feu. Les jumeaux n’avaient que leurs yeux pour pleurer.
- Nous ne sommes ni à Médine ni à Bethléem. On va replacer le temple au centre du village vu que ni l’église ni la mosquée n’ont été capables de nous fédérer.
Ngouba et Ntezi passèrent la nuit chez le frère Kounakou avant de prendre le prochain véhicule vers la capitale. Mais ils promirent de ne pas se laisser faire et qu’ils se vengeraient, quitte à aller solliciter des frères saoudiens.
Plus tard, on apprit que l’incendie de l’église fut en fait provoqué par Melahou l’ancien tirailleur. Sa machination pour dresser les frères entre eux avait tenu ses promesses, lui qui en avait marre de supporter le bruit intempestif des deux lieux de culte. Comme quoi il est facile de semer le trouble parmi le peuple de Dieu. Depuis ce jour-là, dans la contrée, en lieu et place du domaine de feu Alota, un vaste temple est construit. On y célèbre le Mungala.